Galapiat Cirque

La presse

BOI - Culturopoing

Paru le mercredi 13 juillet 2016

Jonas Séradin – BOI

Par Pierre Audebert

S’il est arrivé à d’autres artistes de faire kiffer les anges par leurs évolutions, rarement l’acrobatie ( de proximité ) n’aura si bien permis à un public de toucher du doigt l’ivresse de la rencontre comme la démesure de l’état d’ébriété. En s’affranchissant de toute limite corporelle…
Jonas Séradin, breton étonnant membre du collectif Galapiat, a trouvé le dosage humanoïde entre légèreté et humour râpeux. Spectacle-« Je », il affirme fort en gueule et de plus en plus haut son éthylisme avec son non-élitisme. Pour être vraiment dans le partage, Jonas Séradin n’hésite pas à se mettre à nu, de verres en gosiers face à une rencontre de café, ici un violoncelliste chaleureux et attentif. Autrement dit, ce grand soir encore, le saltimbanque met sa vie, son corps, son humanité, au défi. BOI séduira les uns par son apparente fragilité car rarement un personnage de cirque n’aura su nous emmener si vite sur le fil pour s’abandonner à la matière. Les autres reconnaîtront là leurs propres nuits, leurs emballements et leurs douleurs aiguës derrière le côté hâbleur mais touchant du barbu ( air hagard du marin échoué dans Brocéliande ), dont chaque excès ici pourrait bien être le dernier. Peu d’acrobates ( ou peut-être plus souvent à l’ère de la génération Fura, Archaos…) ont su donc, se moquer de leur penchant autodestucteur sans cesser pour autant de nous interpeller depuis les cieux, dans un élan plus fort encore, de solidarité. C’est là la plus belle des prouesses ! Il convient tout d’abord de rendre le temps au temps. BOI commence petit mais fraternel. Le palet doit se fixer sur la planche pour que palets bien imbibés, les langues se délient. La sensation s’installe, qu’ici, on ne feint pas. Mais jouer ça oui, de tout son être. Le tempo est vite emballé par cet histrion qui ne peut s’empêcher de dompter les éléments. La piste devient sa maison, son intérieur, son mental. Après s’être trouvé un frère pour sa tournée, Jonas Séradin ajoute ainsi un « s » à son concept, empilant comme un gamin les formes brutes et autres rondins en équilibre. En toute logique, l’artiste a d’ailleurs effectué une résidence chez un menuisier car c’est là que ce BOI révèle ses nerfs et ses veines. Une recherche à la limite du concubinage… Séradin prend ensuite l’acrobatie à son début, laissant l’émotion lancer le mouvement, graduellement. Moins que le geste du gymnaste répété chez Châlons, on est là dans la fougue de l’acrobate de rue, sa provocation. Le costal dérape, puis se déplie d’étape en étape sur la trajectoire pour s’enrouler sur les volumes. Après la boxe de l’homme ivre des kung-fu flicks hong kongais, voici, inédits, les sauts du génie de la vigne ! Si le fil du spectacle s’emberlificote dans la personnalité pleine de nœuds plus ou moins coulants, le spectacle et la mise en scène tournent eux littéralement en boucle autour du vin ! Seules trois gouttes s’échapperont du verre brandi, celles de la gravité. Ou celles de la chance, offrande aux dieux qu’il ne faut jamais omettre de jeter derrière son épaule…

Si le Nouveau Cirque sut prendre son essor en refusant peu à peu les numéros de dressage et autres ménageries, nous n’étions pas préparés à nous retrouver aujourd’hui face à cet autre animal : nous-même. La créature, l’hurluberlu, ne s’apitoie pas sur son sort fait nôtre, mais transcende dans un geste ludique, profondément sacré, sa misère. Au lieu de débiter des sornettes avinées, la hache va supplanter le traditionnel balai des âmes esseulées dans un duo/duel amoureux frôlant la cruauté. BOI retrouve in extremis – toujours – l’adresse des alcooliques avant la chute, l’énergie du lion.
Alors le verre « plein d’un vin trembleur comme une flamme », Jonas Séradin dont « la voix chante toujours à en râle-mourir » appelle Brel à la rescousse. Le « mal d’être moi » saurait-il trouver plus belle expression dans cette chorégraphie désespérée faite de spasmes et de tensions qu’il laisse traverser sa carcasse, multipliant les chutes les plus compactes, pliant ce corps éprouvé à cet esprit à la dérive – à moins que ce ne soit l’inverse ? L’ivrogne à pleins poumons, une lampée de Jeff, pour qu’on l’accompagne quand il se redresse… C’est d’abord à notre santé, puis à la sienne en exorcisme, que boit Séradin, brouillant l’espace et les statuts pour tituber dans les rangs, laisser s’écrouler un canapé sur un public éberlué et même, oublier son partenaire de jeu, mu en spectateur à l’heure où il n’est plus temps de rien ajouter.
Un « Mon verre s’est brisé comme un éclat de rire… » achevait les Nuits rhénanes d’Apollinaire. Pas celui de Jonas pourtant, qui aura en le serrant au creux de sa paume, sain et sauf, libéré ceux de spectateurs émus de partager en leur fort intérieur une si belle déchéance. Et l’homme de BOI de nous tourner le dos pour pisser dru et décontracté sur le « fond de scène » avant que de monter aux arbres, son jardin côté cour bien évidemment ! Une fois encore, dans cette étreinte quasi-surnaturelle avec un décor « minévégétal », on ne sait quel vertige infini l’appelle. Mais au moins on peut assister à la symbiose et y puiser la certitude qu’il se relèvera encore, le spectacle bien enraciné à la terre et nous, chavirés, avec.
Son finale n’est pas une danse pour un poète-tourneur, un musicien et trois planches. Il est ailleurs, à la rencontre du dernier spectateur quand la piste est déjà (re)devenue bar. Parce qu’il faut réaffirmer à la fin de cette tranche armoricaine qu’il n’y a pas d’un côté les spectateurs-consommateurs et à l’autre bout l’artiste subventionné inaccessible mais des gens, de la chair et de l’esprit. A l’image de la collaboration improvisée avec un musicien toujours différent, cette communion finale prolonge l’état de grâce et ouvre les cœurs à tous les possibles.

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